Superstitions

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Nous avons un superstitieux sur le navire. Qui ne passe pas sous les échelles, qui craint de briser les miroirs, qui laisse un peu de nourriture aux lutins, lorsque nous nous posons, pour la nuit, dans un endroit où on les dit habiter. Nous nous moquons gentiment de lui, à l’occasion. Force m’est d’avouer que de le regarder faire, parfois, c’est un peu drôle. Ce sont les chats et les chiens qui mangent la nourriture qu’il laisse aux lutins. C’est par simple mesure de précaution pour les enfants et les intrépides, afin d’éviter les blessures, que nous leur disons de faire attention aux miroirs comme aux échelles. Si je crois en les objets maudits, capables de ruiner la vie d’un être voire de tout son entourage, si les malédictions je n’en doute point pour m’y être souvent frotté, je ne suis pas homme à penser que de planter un couteau dans une table en bois garantira que je me couperai avec la prochaine fois où je le manierai.

Si je dis à tout le monde d’enrouler les cordages vers la droite, c’est pour que tout le monde sache de quel côté les dérouler sans trop avoir à regarder quand on est pressés. Pas parce que notre saint patron des eaux est reconnu pour être droitier.

Pourtant je me vis bien un jour obligé de réfléchir à tous les mauvais présages dont j’avais entendu parler par le passé.

Je m’explique.

Une tempête nous avait poussés, selon mes calculs, quelque part dans le sud-est, juste avant d’entrer dans le territoire gelé de Besbar. Il s’agit d’une région sans nom officiel, en ce qu’elle ne fait pas non plus partie de Kubon, son voisin. Ce n’est pas un pays, ça n’appartient à aucun des grands propriétaires du continent et personne ne se le dispute non plus. On y trouve quelques patelins distancés les uns des autres, avec leurs petites ressources, assez pour vivre sans trop de tracas. On dit que personne ne veut de l’endroit parce qu’il se situe dans un secteur autrefois habité par un puissant culte de nécromages. Il touche en effet sur la latitude à la Gueule du Nécromancien, c’est assez pour faire fuir les gens.

Gauthier, notre superstitieux favori, justement refusait-il que l’on s’y arrête, mais il nous fallait nous poser et partir à la chasse, ou au moins trouver une ville ou un village où nous pourrions nous réapprovisionner en vivres si nous voulions continuer notre voyage et remonter vers Gaaza, où j’étais intéressé par certaines enchères. Un objet de grande valeur à mes yeux devait y être vendu dans la semaine. Il me priait d’ailleurs de jeûner et de reprendre le nord tout de suite, mais je ne l’écoutai pas. Le bien-être de l’équipage compte davantage pour moi que les craintes d’un seul homme et l’équipage commençait à se plaindre. Les fins de voyage sont souvent difficiles et poussés par les vents, nous en avions encore pour un bon moment à voler avant d’atteindre notre destination. Surtout qu’à Gaaza, lors des grosses enchères, les navires sont arrêtés au port pendant un jour ou deux sans qu’on puisse en sortir. Je refuse d’affamer ainsi mes hommes.

Nous nous posâmes donc au milieu d’une clairière, assez près de la forêt histoire que mes camarades n’aient pas trop à marcher pour trouver du gibier. Déjà ils étaient prêts à partir, tout sourire et plein d’une belle énergie. Tous sauf notre cher Gauthier, qui s’opposa à quitter le pont.

–  Mais les nécromanciens ont été expulsés depuis longtemps de la baie, les grottes qu’ils habitaient sont vides depuis au moins quarante ans, lui fis-je entendre dans l’espoir que ces faits le calmeraient un peu.

Mes paroles ne suffirent pas à l’apaiser et je le laissai s’occuper du navire, flottant à un mètre ou deux du sol peut-être, tandis que je descendis explorer avec Alfonse. Je ne suis pas vraiment chasseur, je me plais davantage à cuisiner, aussi je préfère confier cela à ceux qui s’y amusent. Carnet en mains, je m’engageai dans la direction opposée à celle que mes collègues avaient choisie et cherchai un coin paisible pour m’asseoir, dessiner et noter ce qu’offrent les environs. C’était un endroit nouveau pour moi, et un endroit peu visité qui plus est. J’étais tout prêt à remplir quelques pages avec mes découvertes.

Lorsque je retournai au navire, peut-être une heure plus tard, avec de la végétation et un beau petit étang sur lesdites pages dudit carnet, tout le monde était déjà là, sans la moindre prise. Néro et Robin avaient bien rapporté quelques légumes trouvés par terre, mais c’est tout.

–  Que se passe-t-il? demandai-je, surpris.

Il est rare de les voir revenir sans même un petit lapin ou quelque oiseau de plancher.

–  La forêt est vide, il n’y a rien du tout dedans.

–  Sinon des carottes.

–  Je vous l’avais bien dit, que ce n’est pas un endroit où atterrir, insista Gauthier, la moitié du corps penché par-dessus la rambarde du pont.

Il a les oreilles si fines que je jurerais parfois qu’elles sont beaucoup plus grandes qu’elles ne le paraissent.

J’échangeai un regard avec Alfonse, puisqu’il m’avait accompagné.

–  Tu as remarqué quelque chose pendant que nous explorions? lui demandai-je.

Il me répondit en secouant négativement la tête. J’essayai de me rappeler si je n’avais pas vu un oiseau ou une petite bête, mais dans mon intérêt pour prendre note du paysage, je ne m’y étais pas du tout occupé. Le silence s’installa sur notre groupe. Je réalisai bien vite que nous n’entendîmes aucun chant. Que du vent et l’eau, plus loin, qui tapait sur les falaises.

–  Sommes-nous trop près de Besbar? Non, la faune d’ici se serait adaptée aux temps plus frais. Tu n’as pas trop froid, Alfonse?

Comme il me répondait qu’il trouvait l’endroit un peu frisquet, je l’envoyai chercher un manteau dans la cabine. Pour ma part, ma chemise était assez chaude.

–  On pourrait toujours trouver une ferme, ils auront peut-être un cochon à vendre.

–  C’est vrai que ça fait un bail qu’on n’a pas mangé de jambon.

–  Plutôt que le cochon, je préférerais encore l’acheter prêt à cuisiner. Laissez-moi regarder mes cartes, nous trouverons peut-être ce que nous voulons pas trop loin.

Après confirmation de celles-ci, qui m’indiquèrent vaguement ce que nous cherchions, nous marchâmes vers l’est et tombâmes bien sur un village en bordure des boisés, de l’autre côté de la forêt. Je ne parle pas très bien la langue des environs. Je la comprends un peu, assez pour demander mon chemin et quelques vivres, mais c’est tout et du reste de mes collègues, aucun ne l’a apprise. Gaaza utilise un autre langage s’y rapprochant, que je connais mieux, mais tout me portait à croire que l’endroit où nous nous trouvions parlât davantage la langue de Besbar. C’en est d’ailleurs une que je ne suis pas trop pressé d’étudier, en ce que je ne voyage pas beaucoup par ici et encore moins dans le froid glacial de la terre des Berserkers.

Le village, vieillot, avec ses maisons aux murs de bois rond, nous accueillit d’une manière assez vide, comme s’il s’était passé le mot avec la forêt. Pourtant, la tempête s’était apaisée. Quelques chiens couraient ensemble au milieu du chemin de terre et de la fumée, sortant des cheminées, m’indiquèrent que l’endroit, au moins, n’était pas abandonné.

–  Il n’y a personne dehors, fit noter Alfonse.

Je hochai de la tête en réponse. Un village vide en plein jour, c’est assez rare. Je ne dis pas s’il n’était question que de quatre ou cinq maisons, mais à quatre ou cinq maisons on n’appelle pas cela un village. D’ici, j’en comptais déjà plus que ça. Intrigué, je m’avançai sur le sentier encore mou et tentai de regarder d’un coup d’oeil subtil par les fenêtres, que je trouvai toutes avec leurs rideaux fermés.

–  C’est peut-être un jour spécial. Une sorte de tradition.

–  De rester enfermé chez soi? douta Alfonse, avec une grimace pleine de jugement.

Je comprenais bien là en quoi ça ne faisait pas de sens. Était-ce la cause d’une guerre? Non, nous aurions vu quelque chose. Des armes, des soldats, un barrage, mais il n’y avait rien.

Et puis qui viendrait faire la guerre ici, dans un endroit dont personne ne voulait? Si les deux pays, dessus comme dessous, l’avaient pu, ils auraient probablement coupé ce morceau-là de leur continent pour le laisser flotter autre part.

Il ne me restait qu’une solution pour comprendre ce qui se passait. Je choisis une maison au hasard dont la cheminée fumait et toquai à la porte. Un chien se mit aussitôt à aboyer et personne ne me répondit.

N’y avait-il donc que des chiens dans ce village?

Je frappai à nouveau. Au bout de quelques minutes, la porte s’ouvrit sur le visage d’une femme, un visage inquiet, nerveux. Je lui offris mon plus beau sourire, car je ne voulus pas lui paraître imposant de quelque façon que ce fût.

–  Bonjour, je me prénomme Auxence. Nous avons besoin de nourriture. Vous pouvez nous aider? demandai-je, un peu malhabile avec mes mots.

–  Vous avez frappé avec quelle main?

–  Pardon?

Je n’étais pas sûr de l’avoir bien compris. Elle parlait très vite.

–  De quelle main avez-vous frappé?

–  Euh… celle-là.

Je lui montrai ma main droite, honteux de ne pas me rappeler les mots pour droite et gauche. Des paroles que je ne compris pas lui échappèrent de la bouche et elle ramassa quelque chose près de sa porte, qu’elle me jeta au visage.

C’était des grains de riz séchés.

Dans mon dos, mes camarades éclatèrent de rire.

–  Il ne faut pas taper avec la main droite, jamais! Ça porte malchance, à vous comme à moi. La main droite, c’est pour dire bonjour.

Alors, je ne connais pas les coutumes de ce coin de pays. Je m’excusai aussitôt.

–  Vous devez partir.

–  Mes amis ont besoin de manger, je suis ici pour acheter.

–  Il ne faut pas sortir le jeudi matin. Pas avant midi. Vous serez pris de malchance si vous restez plus longtemps.

La porte se referma sur mon nez et je me retournai vers mes hommes, qui n’avaient rien compris de ce qui s’était dit. Je leur fis part de ma conversation.

–  Qu’est-ce qu’on fait? me demandèrent-ils.

Je vis bien qu’ils s’inquiétaient de ne pas manger.

–  On attend midi.

–  Tu es sérieux?

–  Ils ont dit qu’ils ne sortent pas avant midi, alors oui, on attend midi et j’essaierai de leur parler à ce moment-là.

C’est ce que nous fîmes. Nous nous tînmes debout à quelque distance des premières maisons et je regardai régulièrement le temps passer sur ma montre de poche, en prenant compte du décalage horaire.

–  Saisis de malchance pour rester dehors, non, mais quand même, c’est le peuple de Gauthier, ça, ou quoi? se plaignit bientôt Norse qui n’est pas homme à aimer rester au froid sans rien faire.

Avec une couche de vêtements supplémentaire, il n’aurait pas fait la tête de laquelle il nous gratifiait en ce moment même. Enfin, il n’était pas le seul à se frotter les bras. Nous étions d’abord sortis pour bouger, il n’y avait qu’Alfonse qui s’était apporté quelque chose de plus chaud.

–  Ah, il doit être bien ce Gauthier sur le navire, il n’a qu’à s’enfermer en dedans pendant que nous, ici, on se gèle.

–  Ne fais pas ton bébé, Norse, il sera midi dans une demi-heure à peu près.

–  Tu sais combien c’est long, une demi-heure, capitaine, quand je claque des dents?

–  Tu ne claques pas des dents.

–  Pas encore, mais c’est pour bientôt.

–  Pour l’amour du ciel, Norse, tu as ton poncho. Enroule-toi dedans.

Outré, notre grand grognon fit cela exactement, attrapant les rebords de son poncho jaune pour le tirer si bien autour de lui qu’il ne devait plus y passer la moindre trace de vent. Mis comme ça, il prit des airs de sac de patates.

–  Tu dis que c’est une coutume de ne pas sortir comme ça le matin? s’enquit Nellie, mon second.

–  Ça doit être vieux. Ce n’est peut-être plus qu’un simple jour de congé désormais.

–  Et qu’est-ce qui arrive si on reste dehors?

–  Je n’en sais trop r―

Je n’eus pas le temps de finir qu’une pomme de pin, portée par les vents sans doute, me tomba sur la tête en m’arrêtant sec dans ce que je disais. Alfonse l’attrapa avant qu’elle ne touche le sol et grimaça, ses paumes couvertes de sève collante. Le garçon n’aime pas beaucoup se salir les mains.

–  D’où ça vient, ça? rigola Néro.

–  D’un arbre, répondis-je platement tout en enlevant mon bandana pour voir s’il n’était pas sali de sève lui aussi.

Il s’en trouvait bien un peu. J’aurais du mal à la faire partir.

Les midis arrivant et comme il en tombait d’autres, nous nous écartâmes des arbres et nous rapprochâmes des premières maisons du village. Sur le chemin, je glissai dans la boue et me retrouvai sur les fesses, à même titre que certains de mes hommes que j’emmenai avec moi dans ma chute, puisque je leur tombai dessus. Des jurons s’élevèrent, je me retins pour donner le bon exemple, car je ne voudrais pas qu’Alfonse prenne l’habitude de langage que démontre parfois le reste de mon équipage et force me fut d’accepter que j’aurais le cul sali jusqu’à ce que nous rentrions sur l’Impératrice. Le beau foulard à ma taille d’ailleurs y avait goûté lui aussi.

Enfin, les midis sonnèrent et nous fûmes spectateurs d’une scène assez irréelle, en ce que tout le monde sortit de chez lui en même temps, comme s’ils n’avaient attendu que cela pour débuter leur journée. Les enfants se jetèrent sur le chemin boueux avec leurs grosses bottes, qui leur donnèrent une démarche pataude. On appela les chiens, on se dit bonjour ― de la main droite ― et on commença ses petites affaires jusqu’à ce que l’on réalise que nous nous trouvions là, à les toiser d’un air aussi surpris que celui qu’ils nous rendirent.

J’étais encore distraitement occupé à tenter, en vain, d’affaiblir les traces de boue au bas de mon foulard lorsque la dame à laquelle j’avais parlé nous approcha avec son voisin, un homme à l’allure tranquille, mais sévère. C’était peut-être le boucher, me dis-je, peut-être aurions-nous notre jambon plus vite que je ne l’avais pensé.

–  Vous êtes encore là?

–  Nous pouvons parler?

Ils nous regardèrent des pieds à la tête. Ah, nous avions l’air bien fins, couverts de boue comme nous l’étions, avec Alfonse à nos côtés qui en produisait davantage, désespéré qu’il était de se laver les mains avec de l’eau qu’il créait lui-même, en faisant usage de sa magie.

–  Je vous l’avais bien dit que vous seriez pris de malchance si vous restiez. Vous ne m’avez pas écouté, me gronda la femme en secouant la tête.

–  Nous voulons juste de quoi manger et nous partirons.

Ils s’échangèrent un regard. L’homme prit la parole.

–  Il n’y a plus d’animaux dans la forêt, nous hésitons à tuer nos bêtes.

–  Oui, on a vu ça aussi. Qu’est-ce qui s’est passé?

Je n’avais pas remarqué de traces d’incendie qui aient pu vider les bois comme il arrive parfois.

–  Shipal et son ami Chandik sont allés chasser pour le sport sans ramener les carcasses.

La femme était mécontente. Enfin, je la comprenais un peu. C’était du gaspillage, quoique les loups ne mettraient-ils sans doute pas de temps à venir les manger. Ce qui toutefois risquait de les inviter dans le village… mais là n’était pas le problème du moment, le problème du moment était qu’il n’y avait pas d’animaux du tout dans les bois.

–  Chasse sans but et tu verras les animaux disparus. C’était il y a deux jours.

–  On leur avait bien dit, aussi, mais ils n’écoutent rien. Et vous, vous n’écoutez rien non plus.

Égaré, je penchai la tête. Pourquoi nous reprochions-nous autant d’être restés?

–  Est-ce que ce ne sont pas là que des…

Je cherchai mes mots.

–  Vieilles pensées?

–  Elles l’étaient, soupira l’homme, et je n’y croyais pas non plus jusqu’à ce que tout le monde commence à souffrir de malchance, incluant mon fils. Il a dormi le ventre à l’air et s’est trouvé mal.

La malchance, c’est assez vague comme terme. N’importe quoi peut être considéré comme malchanceux, ce n’est pas parce qu’on ne s’intéresse pas aux superstitions qu’on le devient aussitôt. Et ce n’est pas parce qu’on s’intéresse aux superstitions que rien ne nous arrive.

–  Mal comment?

–  Des maux de ventre.

–  Ce n’est pas la grippe, d’habitude?

–  La grippe? Non, ici on parle toujours de maux de ventre.

Je secouai la tête, n’y croyant toujours pas. Il avait peut-être seulement mangé quelque chose de douteux, c’est une chose qui arrive souvent.

–  Vous l’avez vécu vous-même, vous êtes couverts de boue, insista la femme.

–  J’ai glissé.

Il y en avait partout, ça n’avait rien d’étonnant.

–  Tu arrives à nous avoir du jambon, capitaine? s’enquit Eckaitz.

J’entendis quelques ventres gargouiller et lui répondis que c’était plus compliqué que je ne le pensais.

–  C’est comme ça depuis toujours? demandai-je à mes deux interlocuteurs.

Ils secouèrent la tête. À plusieurs mètres derrière, les villageois se regroupaient avec hésitation en nous regardant.

–  Ça a commencé il y a une semaine environ, nous apprenons ce que nous pouvons et ne pouvons pas faire.

Je compris aussitôt. Tout prenait son sens et j’affichai un large sourire.

–  Allez me chercher Gauthier, ordonnai-je à l’équipage.

–  Mais il ne veut pas descendre du navire, comment on fait?

–  Trouvez quelque chose, j’ai besoin de lui.

De nouveau, je me tournai vers les villageois.

–  Si je soigne votre problème, j’ai mon jambon?

–  Ça se règle?

–  Si ça a commencé, ça peut s’arrêter.

Je secouai ma chemise, dans une vaine tentative de faire tomber quelques grains de riz infiltrés dedans, qui me grattaient la peau. Derrière moi, mon équipage mettait au point un plan pour forcer Gauthier à les accompagner. Je m’imaginai bien que les mots “ordre du capitaine” ne seraient pas assez pour le convaincre. Ce n’est pas qu’il me manquât de respect, c’est plutôt que sa peur des nécromanciens est plus forte que lui. On ne peut pas lui en vouloir, c’est le cas de beaucoup de gens. Les nécromanciens, quoique rares, sont particulièrement puissants, vils et peu enclins à se laisser vaincre.

Une poignée de mes hommes, incluant Norse et Eckaitz, firent marche vers le navire. Pendant ce temps, je discutai un peu, autant qu’il m’en était possible au vu de mon vocabulaire tout simple, avec les habitants dans l’espoir d’avoir quelques indices de plus, mais d’aucun ne comprenant ce qui se passait, les autres étant trop inquiets pour en parler et une fraction parlant si bas ou si vite que je ne les saisis pas du tout, je revins bredouille sans plus d’information qu’au départ.

–  Ça s’est lavé? demandai-je à Alfonse qui vint, la mine toute sérieuse, s’essuyer les mains sur la partie de mon foulard de taille qui n’était pas sale.

Et bien merci. Franchement, il aurait pu utiliser le sien. Il n’avait pas réussi à enlever toute la sève, car elles collèrent sur le tissu.

–  Non. Qu’est-ce que tu comptes faire?

–  Leur problème m’a tout des airs d’un artefact maudit. Je vais le trouver pour eux, le désactiver si je le peux et tout devrait rentrer dans l’ordre.

–  Comment vas-tu le trouver? Tu sais où chercher?

–  Pas du tout.

–  Ça va nous prendre une éternité, soupira-t-il.

Je lui tapotai le dos. Je n’étais pas encore prêt à dévoiler mes plans, mais j’avais l’assurance que je dénicherais cet artefact avant la fin de la journée. Il me fallait seulement que mes hommes me ramènent Gauthier. En espérant qu’ils ne se résolussent pas à l’assommer pour lui faire quitter le navire…

Entre temps, à Alfonse, je donnai les instructions de bien écouter les conseils de Gauthier dans les heures à venir et de ne rien faire qui risquât de lui causer des soucis. Bientôt, le groupe revint avec l’homme de l’heure, arrêtant mon jeune mage dans son énième tentative de me soutirer mes plans.

Il attendrait, comme tout le monde, de voir par lui-même ce que je comptais faire.

–  Content de voir qu’ils ne t’ont pas assommé, saluai-je Gauthier qui se dévoila entre eux avec une mine des plus déplaisantes, où est Kaitz?

–  Il est resté sur le navire pour surveiller, juste au cas. Et pour faire à manger aux esprits de je ne sais pas quoi. C’étaient les ordres de Gaugau. Il est plus habile au combat que lui, mais pour faire un gâteau, je ne sais pas, expliqua Norse, revenu avec un gros chandail sous son poncho et des pantalons beaucoup plus épais que ses sarouels habituels.

–  Un gâteau… répétai-je égaré.

–  Renversé, précisa Norse avec un hochement de tête.

Gauthier, sur qui je me tournai les sourcils haussés, était prêt à mordre quelqu’un, c’est ce que je crus lire dans le regard noir qu’il me lança. Je ne suis pas désolé de l’avoir forcé. Je lui demandai s’il connaissait les superstitions d’ici et lui accordai un moment pour y réfléchir. Il me répondit qu’il en connaissait quelques-unes. Gauthier était pêcheur avant de devenir aéronaute pour moi. Les pêcheurs ont l’oreille pour ces choses-là et un homme curieux comme lui, je savais qu’il se serait instruit autre part aussi.

–  Bien. Viens avec moi.

Nous traversâmes le village sur sa longueur jusqu’en son centre. C’est là que je voulais commencer. Curieux de nature, le reste de l’équipage nous suivit, Norse et Alfonse les premiers.

–  Dis-moi ce qui peut me porter malchance ici.

Sans hésiter, Gauthier me pointa une porte décorée d’une couronne de fleurs et de verdure.

–  Ça apporte chance et santé, mais si tu y touches sans en habiter la demeure, ton sang va couler.

Sous sa mine horrifiée, je fis ligne droite sur la porte en question, mis bien mes mains sur la couronne en y repoussant quelques feuilles qui cachaient de jolies fleurs rouges et revins.

–  Mais, capitaine!

–  Maintenant, on attend.

Et je restai planté là à regarder tourner les aiguilles de ma montre, devant les villageois pétrifiés m’ayant vu faire. Dix minutes s’écoulèrent, puis quelques gouttes cramoisies s’écrasèrent sur le verre bombé, que j’essuyai du doigt avant d’en refermer le couvercle. Je saignais du nez comme si j’avais passé trop de temps au sec.

C’était bien ce que je pensais. C’était quelque part aux alentours et non dans le village en soit.

Sortant mon mouchoir de ma ceinture, je guidai l’équipage un peu plus loin, vers les fermes et redemandai à Gauthier s’il s’y trouvait quelque chose qui me causerait bien vite du souci.

–  Mais capitaine, je ne veux pas te maudire!

–  Ne t’inquiète pas de ça. Dis-moi juste quoi faire.

–  Tu pourrais… trouver une fleur blanche à neuf pétales?

–  Qu’est-ce que ça fait, une fleur blanche à neuf pétales?

–  Elles en ont ordinairement huit, mais le pétale de plus apporte soit la santé, soit la visite d’un vieil ami, je ne sais plus.

–  … Gauthier. Je ne souhaite pas passer la semaine ici. Ou cueillir des fleurs. J’ai besoin de résultats rapides.

Le pauvre mit un moment avant de me pointer quelque chose. Sans doute cherchait-il toujours à minimiser les dommages en choisissant ce qui risquait de me punir le moins. Or ce n’est pas ce que je voulais. Je voulais avoir fini avant la fin de la journée et je me moquai bien de ce qui m’arrivât pourvu que je puisse trouver ce que je cherchais. Je lui en fis d’ailleurs part et c’est à contrecœur qu’il m’indiqua un cheval.

–  Si tu l’imites devant lui, tu seras ferré comme l’un des siens.

Alors sans hésitation, je m’en fus avoir une conversation avec le cheval en question, sans savoir si je l’insultais ou si je lui faisais des compliments. Peu impressionné, l’animal renifla et s’en fut trotter plus loin.

Ça devait donc être des insultes.

Je me mis ensuite à arpenter la route en long et en large, regardant à nouveau le temps passer sur ma montre. Bientôt, quelque chose se prit sous mon bottillon.

Un clou à ferrer.

–  On marche dans la bonne direction, déclarai-je, sautillant sur l’autre pied pour l’arracher avant qu’il ne perce la semelle d’un bout à l’autre.

Nous continuâmes, moi avec mon mouchoir toujours sur le nez, me demandant bien s’il allait cesser de saigner avant que nous ayons trouvé ce qui maudissait le village et moi par le fait même. Dans mon dos, par ennui sans doute, Norse n’attendit pas plus longtemps pour agacer mon homme de l’heure :

–  Gauthier, si je marche sur une branche, c’est mal?

–  Non.

–  Et sur le petit pissenlit?

–  Non.

–  Si je crache en l’air…

–  Ça va te retomber sur le visage, ce n’est pas une superstition, ça, c’est la logique, Norse.

–  Et si je

–  Et si tu te taisais?

Je ricanai tout bas et lui lançai que s’il continuait à enquiquiner tout le monde, il serait le prochain à se faire porter malchance du moment que j’en aurais assez d’être la victime. Puis, comme le bout du village arrivait, je m’arrêtai. C’était un bon endroit pour le test suivant. Je demandai donc à Gauthier de me trouver quelque chose à faire. Une fois encore, il fut pris d’hésitation. Assez longtemps d’ailleurs pour que je m’arrange tout seul, remarquant l’une de ces couronnes sur la porte d’une petite maison d’où s’échappait une délicieuse odeur de viande cuite, couronne que je m’en fus toucher vite fait avant de revenir vers mes hommes. À me voir faire, Gauthier se tirait les cheveux, qu’il n’a pas coupés depuis un moment et qui lui tombent présentement aux épaules. Je ne m’attardai pas sur lui plus de quelques secondes, car Alfonse s’exclama qu’il comprenait enfin mes plans.

–  Tu joues à chaud ou froid!

Je lui souris.

–  Moi ce que je me demande, c’est à quoi tu t’attends, capitaine, avec ton nez qui saigne déjà. Qu’est-ce qu’il te reste à saigner?

La question de Norse me fit réfléchir. Pouvais-je m’attirer la malchance d’une même superstition par deux fois? Enfin le saurais-je bien assez tôt, c’est comme ça qu’on apprend. Soit il se passerait quelque chose, soit il ne se passerait rien et je me devrais de trouver une nouvelle option pour calculer la distance me séparant de ce qui maudissait le village. J’allais d’ailleurs demander à Gauthier de cesser de s’inquiéter pour moi une bonne fois pour toutes, lorsque je sentis une vive douleur sur la main qui tenait mon mouchoir. Je l’échappai par terre, autant pour moi qui ne voulais pas salir mes vêtements davantage qu’ils ne l’étaient déjà, car une goutte me coula du nez directement sur ma chemise et comme elle est de couleur claire, ça ne partirait jamais. Elle est bonne pour la poubelle, ou peut-être à garder pour les travaux salissants…

Je regardai ma main, qui continuait de me chauffer. Il y avait un trou dedans. Enfin, quand je dis trou, je m’explique : il me manquait un bout de peau et la chair était à vif. D’ailleurs la sale mouche qui me fit ça daigna-t-elle revenir aussitôt, comme si elle ne m’en avait pas pris assez. Elle devait être grosse comme mon pouce, avec des poils épais sur le dos et je battis de ma main abîmée pour la chasser. Alors, je ne crains pas les insectes, mais qu’elle aille voir les chevaux si elle veut manger. Je ne suis pas un restaurant libre-service.

Alfonse, pour sa part, ne sembla pas aimer la taille de ladite mouche, ni sa façon de se nourrir, car il courut se cacher parmi mes hommes et ce fut assez pour que je me décide à frapper au vol la vilaine bête qui me tournait autour. Elle s’effondra par terre et je l’écrasai du pied dans la boue, en m’essuyant le nez, qui continuait de me chatouiller avec le sang qui s’en écoulait. Je devais avoir l’air fin, tiens, j’en avais le bas du visage et les mains couverts. Et pour ne pas plus longtemps terrifier les villageois, je sortis en direction des plaines.

Des plaines. Où est-ce qu’un objet maudit pouvait-il bien se cacher dans des plaines? Ça n’allait pas du tout.

Je m’arrêtai. Il y avait toujours bien un petit boisé, mais si loin?

Gauthier s’empressant de m’indiquer quelque chose qui selon les croyances m’apporterait chance, je me dis que je ne perdrais rien à l’essayer et le laissai me planter une petite fleur bleue et duveteuse derrière l’oreille. J’attendis. J’attendis plus longtemps que je ne l’aurais espéré et mon nez s’arrêta progressivement de saigner.

C’était au moins ça.

Reste que je n’étais pas content. Il me fallait rebrousser chemin et prendre une autre direction, car nous nous étions trop éloignés de l’objet.

Nous continuâmes de tester ma chance et ma malchance en faisant le tour à l’extérieur du village, jusqu’à ce que je sois satisfait du temps d’attente entre mes maux. Rendu là, je m’étais entre autres choses pris les cheveux dans une vilaine branche d’arbre, m’étais salement mordu la langue et avais avalé un insecte en parlant avec mes hommes.

Autant dire que j’en avais assez.

Je sais bien que les artefacts, par nature, n’aiment pas qu’on les trouve, c’est une habitude que je me suis déjà faite, mais le soleil commençait à descendre sur le ciel, mon ventre gargouillait et il m’était arrivé assez de mésaventures dans la journée pour que ma patience s’effrite.

Gauthier, qui s’excusait à n’en plus finir, venait de m’indiquer une énième manière de me faire du mal lorsque je tombai dans un trou. Un gros trou, comme creusé là dans la terre par une gigantesque taupe. Un trou froid, dans cette région trop près des neiges, trou sur le rebord duquel je m’accrochai à la dernière seconde tandis que mes hommes se jetaient sur moi pour m’attraper par les vêtements. J’avouerai que je lâchai un juron ou deux, à ne pas savoir combien c’était profond, ou étroit vers le bas.

Sorti de là, je me penchai au-dessus, en me tenant sur Gauthier qui, le pauvre, après m’avoir aidé à m’en extirper, tentait tant bien que mal de s’en éloigner. Une idée me traversait l’esprit.

–  Il y a d’autres trous comme celui-là dans le coin?

On explora un peu tout autour pendant que je restai près du gouffre. Bien assez tôt, on m’informa que ce n’était pas le cas. Je demandai à ce qu’on aille me chercher de la corde.

Mes hommes s’opposèrent vivement à me laisser me glisser à nouveau là-dedans, mais j’étais curieux. Il s’agissait d’un gros trou. Un gros trou, ça engloutit parfois des choses et j’étais tombé dedans juste après avoir fait ce qu’il ne fallait pas. Mon intuition me proposait de m’y intéresser. Or on continuait de me dire que j’allais y rester coincé et que la terre, autour d’ici, était probablement trop rocailleuse pour qu’on y creuse à la pelle. Même Alfonse me demanda si je ne préférais pas qu’il y aille à ma place, lui étant le plus petit d’entre nous et doté d’assez de pouvoirs pour le tirer d’embarras, au contraire d’un pauvre sans magie comme moi.

Il ne serait pas dit que je laisserais un enfant risquer sa santé de cette manière, puissant mage ou pas.

J’irais dedans tout seul, avec une corde, si on voulait bien écouter mes requêtes et aller m’en chercher une.

Ils finirent par céder et revinrent une demi-heure après avec ce qu’il me fallait. Je m’attachai bien comme il faut avec, puis je me laissai tomber dans le trou.

C’était tout noir là-dedans, froid et l’odeur de terre m’envahit les narines. Je glissai lentement comme sur un toboggan vers la fin de la descente, à mesure qu’on me donnait du lousse et me retrouvai dans une sorte de cave creusée à même la roche. J’ai toujours sur moi de quoi m’éclairer, juste au cas. Je craquai donc une longue allumette que je garde dans mon foulard de taille et regardai rapidement autour. C’était une tanière, une tanière de je ne sais pas trop quoi et je fus content que tous les animaux sauvages des environs se soient éclipsés d’ici.

Mon allumette met cinq minutes à peu près avant de se consumer complètement. Je n’avais pas beaucoup de temps devant moi. Je me hâtai à l’intérieur de la tanière, en fouillant tous ses recoins. La bête qui vivait là devait aimer chaparder les choses dans le village, car j’y trouvai des fers à cheval, du foin entassé tout au fond et quelques objets divers en cuir et en bois. Il y faisait un peu plus chaud que dehors, mais pas assez pour que j’aie envie de rester ici plus longuement que nécessaire. Mon allumette en étant à sa moitié, je me dépêchai de chercher dans le foin où je ramassai de petits sacs de taille, que je revêtis. Ça pouvait m’être utile. Puis je poussai dans le même coin tout ce que je trouvais par terre et mon allumette s’éteignit.

Je fouillai hâtivement mon foulard, dans l’espoir d’en avoir une autre. Rien. C’est toujours dans les moments importants que les allumettes viennent à manquer. Il me faudrait faire le reste à l’aveuglette. Soupirant, je me mis donc à quatre pattes pour tâter le sol des mains, mon regard fixé sur du vide, tripotant tout ce que je touchais. Je trouvai ce qui me semblait être des petits cailloux, que je balançai dans mes sacs au cas où, j’empochai un clou, une balle, quelque chose de carré, je remplis mes sacs autant que je le pus. Et parce que je n’étais pas sûr d’avoir attrapé ce que je cherchais, j’en fis tomber dans ma chemise. C’était froid sur la peau, mais je ne voulais pas avoir à redescendre ici. Je suivis ma corde pour retrouver la sortie, où le soleil se rendait avec difficulté et donnai deux coups dessus pour que l’on m’aide à remonter.

Je restai coincé près de l’ouverture du trou. Mes hommes s’en étonnèrent bien, puisque je n’avais pas eu de mal à passer la première fois. Je leur expliquai ce que j’avais sur moi : presque tout ce qui se trouvait dans la tanière en soit. J’en étais grossi.

On me dit de me vider les poches. En s’attendant sans doute à ce que je les vide vers le bas… mais non. Je pris une à une les choses dans ma chemise et j’étirai le bras pour les donner à Norse, qui le plus grand de nous tous s’écrasa par terre pour passer tout le haut de son corps dans le trou et me rejoindre pour les refiler à nos camarades.

Un jouet pour enfants. Le bout brisé d’une grosse cuiller en bois. Un bouchon de liège.

Ça ne m’amaigrissait pas très vite et je n’eus pas le temps de me vider davantage la chemise, car comme je passais un petit marteau de cordonnier à mon compère, celui-ci glissa enfin en ce que la majorité de son poids descendait vers moi et avant que le reste de mes hommes eussent le réflexe de l’attraper, sa tête se cogna sur la mienne et nous tombâmes au fond de la tanière. À nouveau aveugle, je me relevai en poussant Norse et me frottai le dos, ayant atterri sur les choses que j’avais fourrées dans ma chemise. Je le fis les dents serrées d’ailleurs, des spasmes me grimpant jusqu’entre les omoplates.

Retour à la case départ. Tandis que Norse se questionnait à savoir comment nous allions remonter, de fait qu’on avait lâché ma corde et qu’elle était toute redescendue avec nous, je m’inquiétai plutôt de ce qui se trouvât sur ma personne et sur ce que j’étais venu chercher. Je lui demandai s’il avait avec lui son briquet et ses torches. On le voit rarement sans, à vrai dire, en ce qu’il est toujours heureux de prendre un moment pour démontrer à qui veut bien les voir ses talents de cracheur de feu. S’il n’avait cependant pas les torches, il avait le briquet, qu’il alluma volontiers, dans un déclic témoignant d’une vieille habitude. La flamme, à moitié plus grande que celle de mon allumette, nous éclaira le visage et le haut du corps en laissant les murs noirs et imprécis. Je lui pris le bras et l’attirai avec moi pour inspecter lesdites parois de la tanière. C’était principalement fait de pierre et je ne connaissais aucun animal capable de la creuser ainsi. Aussi m’y attardai-je plus attentivement, en posant la flamme tout près, jusqu’à ce que j’y reconnaisse çà et là des coups de pioche.

Ce trou avait été creusé par des hommes, ou quelque chose qui ressemble à des hommes.

Je commençai à me douter qu’il s’agissait du repère d’un nécromancien, ce qui devait le faire dater d’au moins quelques générations. Une bête voleuse devait se l’être attribué par la suite. Ce qui veut dire que ce que je cherchais avait de bonnes chances, comme je l’avais espéré, de se trouver ici. Il me suffisait de mettre la main dessus, en commençant par ce que j’avais préalablement entreposé sur ma personne. Je relâchai donc Norse pour aussitôt vider les sacs à ma taille, où je ne trouvai que des babioles sans intérêt. Des billes et des breloques, rien en soit qui vaut trop d’être mentionné. Puis je passai à ma chemise, toute gonflée là où je la rentre sous mon foulard. Là encore, des objets petits et gros. Entre autres des outils, abîmés, un petit bibelot à l’effigie d’un cheval, probablement arraché au rebord d’une fenêtre, rien que je pus de près ou de loin appeler artefact. Ma chemise vidée et tous les objets à mes pieds, incluant la balle d’un vieux jeu de pétanque, je me remis à fouiller tous les recoins de la tanière, envoyant de la paille un peu partout, espérant trouver à l’intérieur ce que j’étais venu chercher. Il fallait que ça soit ici. Les coups de malchance arrivaient presque aussitôt. J’étais trop près pour ne pas y croire.

Rien. Je ne trouvai rien.

Et je ne trouvai pas non plus comment le nécromancien qui avait creusé cette tanière en remontait seul à l’extérieur. La pente était toute lisse et à pique. Au bout de grands efforts, nous parvînmes à jeter le bout de notre corde, où nous avions fait un gros noeud, assez haut pour que quelqu’un l’attrape et nous remontâmes un par un. Je laissai tous les objets derrière, car ils ne me servaient à rien.

Il devait bien se trouver autre chose dans les parages. Un autre trou peut-être, ou une relique, un sort marqué dans un arbre. Je réfléchissais à vive allure en voyant le soleil descendre sous le feuillage de la forêt environnante. À la nuit tombée, nous n’aurions plus les moyens de poursuivre nos recherches et nous n’avions rien mangé de la journée. Moi-même, je commençais à sérieusement souffrir de la faim.

Nous nous séparâmes pour ratisser les lieux, les yeux posés par terre à la recherche d’un autre trou tandis qu’Alfonse courait d’un arbre à l’autre pour en inspecter le tronc.

Toujours rien.

Pourtant, lorsque je demandai à Gauthier une énième façon de m’apporter malchance, je m’étouffai tout de suite avec ma salive, confirmant que je ne me trompais pas.

Mais nous ne trouvions absolument rien. Que de petits trous de rongeurs au sol dans lesquels nous passâmes les mains sans résultat et des lettres engravées dans des coeurs sur l’écorce de quelques arbres. Je décidai de rebrousser chemin. De recalculer. Nous nous rapprochâmes du village sous un angle différent. Chose étrange, je remarquai que je continuais d’être malchanceux dans les secondes suivant ce que Gauthier me disait de ne pas faire.

Ce fut ainsi jusqu’au village et là, me grattant tout le corps sur lequel me poussaient de curieux boutons ― un énième coup de malchance ― je notai bien que les gens autour de moi, quoique que faisant très attention, en souffraient tout autant. L’artefact s’était-il alors déplacé? Nous avait-il de quelque façon suivis jusqu’ici? S’agissait-il d’une bête qui le transportait peut-être? Impossible, me dis-je. Les animaux étaient partis.

–  Vous n’avez rien ramassé pendant que nous étions près de la tanière? demandai-je à mes hommes.

On me répondit par la négative. Je redemandai la même chose à Alfonse pour être sûr. Parfois, les enfants ramassent des babioles et ne veulent pas en parler, c’était, me disais-je, peut-être le cas. Or non, Alfonse me garantit bien qu’il n’avait rien de tel sur lui et je ne sus franchement plus où chercher. Était-ce l’un de ces moments où je me verrais vaincu par un artefact trop bien caché? Ne pourrais-je donc pas assurer les repas de mes compères jusqu’à Gaaza ? On travaille bien mal quand on a faim. Nous n’étions pas absolument vidés de nos réserves, mais il nous faudrait sérieusement rationner. Je me grattai la tête en cherchant une solution.

Et que faire de ce pauvre village? Devrais-je les laisser se débrouiller seuls avec leur malédiction?

–  Auxence.

Je me retournai vers Alfonse, qui se trouvait dans mon dos. Il fit le tour de moi jusqu’à ce que je ne le vois plus.

–  Que se passe-t-il? lui demandai-je et il tira sur ma chemise.

–  Tu as quelque chose là-dedans.

Je pensais pourtant l’avoir complètement vidé dans la tanière et je ne sentais rien dans mon dos. Quelque chose s’était cependant bien caché dans un pli qui passait par-dessus mon foulard. Je tirai sur ma chemise pour l’en déloger et Alfonse attrapa ce qui s’y trouvait. Je sursautai avec un cri en voyant ce qu’il avait dans les mains.

C’était, au milieu de quelques grains de riz, un petit crâne d’oiseau, jauni par l’âge. J’avais ça dans ma chemise? Avec moi depuis tout ce temps?

C’est dégoûtant!

Je le lui pris pour le contempler, pensant qu’il s’agissait des restes d’un repas de la bête habitant la tanière. Il avait le front et le bout du bec peints d’une encre foncée dont j’eus du mal à déterminer la couleur et des coups de griffes ou de dents l’avaient abîmé. Je m’approchai d’une lampe au bord d’une maison pour le regarder de plus près : l’encre était bleutée, peut-être était-elle couleur nuit par le passé, et le temps lui avait volé quelques tons. Je me concentrai sur le plus important, sur ces traces de griffure ou de dents.

Ce n’était pas ce que je pensais. Les coups de griffes se dévoilèrent sous la forme de symboles que je ne sus pas lire.

–  Alfonse, que sais-tu de la nécromancie?

À mes mots, Gauthier recula d’un bon dix mètres. Mon petit m’approcha avec curiosité pour inspecter le crâne d’oiseau avec moi. Avec les centaines d’années qu’il avait passées maudit sous la bibliothèque d’Ashram, à surveiller les vieux recueils et parchemins des archives, ceux qu’on ne voulait pas laisser à l’attention du public, j’avais dans l’espoir qu’il ait lu sur le sujet. Je ne suis personnellement pas très instruit en la matière. J’ai plutôt dirigé mes propres recherches sur d’autres magies, notamment les sorts écrits, et sur un brin d’alchimie. Alfonse, je le sais, a lu un peu de tout et garde une excellente mémoire de ce qu’il a appris. Il me surprend souvent avec des connaissances académiques que ne devrait pas posséder un enfant de huit ans.

Puis l’instant d’après, il fait des choses qu’on accorderait qu’à un petit de son âge.

Il est adorable.

Mais je m’éloigne du sujet, nous regardions un crâne d’oiseau, sous la flamme d’une lampe d’extérieur. Ce qui avait tout de quoi terroriser les gens de la maisonnée, qui nous regardèrent faire par la fenêtre avec des têtes atroces. Sous peu je m’attendais à ce que nous en soyons chassés et avec mon vocabulaire limité, je n’aurais pas su leur expliquer ce que je faisais.

Alfonse ne mit pas longtemps à faire marcher sa mémoire. S’il ne reconnut pas exactement les symboles, il en reconnut l’origine. C’était bien la griffe d’un nécromancien qui se trouvât sur le front de ce crâne. Des symboles magiques déchirés d’une fine craque que je remarquai en tournant légèrement le crâne entre mes doigts, de gauche à droite.

–  Crois-tu que ça expliquerait la malédiction?

–  Je ne sais pas, c’était peut-être un sort pour l’animer, quand il avait encore un corps. Quoi que…

Il me prit l’oiseau des mains et l’inspecta de plus près en fronçant le sourcil. Ces choses-là ne l’effraient pas du tout.

–  C’est peut-être un sort entrelacé. Ça me paraît un peu compliqué, surtout sur une surface aussi petite. J’ai souvenir que les symboles que je voyais me semblaient plus simples. C’est lors de leur activation que les choses se corsent. La théorie de la nécromancie n’est pas difficile à apprendre, si on omet la morale. C’est dans sa pratique que les gens abandonnent souvent.

–  Il s’agirait donc de deux sorts ou plus.

De ce que je sais, les sorts entrelacés sont reconnus pour être moins stables. On les utilise notamment lorsque la surface à enchanter ne procure pas assez de place pour les y tracer séparément. Ils y gagnent parfois quelques résultats favorables, pour lesquels on croit valoir la peine de prendre les risques de leur possible instabilité. Ici, les coupables devaient être les craques laissées là par le temps ou l’animal qui l’avait déplacé.

–  Si c’est ce que nous cherchons, je crois que c’était peut-être quelque chose pour se protéger ou pour porter chance. Par contre, je ne sais pas comment le désactiver. Tu crois qu’il nous suffirait de le briser en morceaux?

–  Je n’oserais pas. Ça pourrait contenir une malédiction pour celui qui le détruit, j’ai déjà vu ça. Je vais devoir l’étudier.

J’ai quelques livres sur le navire, j’y trouverais peut-être quelque chose. Sinon je dénicherais sans doute un expert à Gaaza, surtout avec la foule qui risquait de s’y rendre pour les enchères. Je ne m’inquiétais pas de transporter le grigri avec nous, j’ai des boîtes scellées de sorts magiques nous permettant d’annuler les effets, néfastes ou non, d’un artefact. Je n’aurais qu’à l’y placer jusqu’à ce que nous trouvions quelqu’un capable de nous aider à le désactiver. Ce n’est pas la première fois que nous faisons cela.

Heureux d’avoir enfin résolu l’énigme, je cognai chez quelques maisonnées, y compris celle-ci, où l’on nous regardait avec horreur, pour en avertir les gens que nous avions découvert ce qui les avait accablés de mauvais sorts. Enfin, nous nous rendîmes chez le boucher. Je méritais mes jambons.

Jambons que l’on voulut me faire payer trois fois le prix, le boucher ne croyant pas à ce que je les avais débarrassé de leur sort, mais après lui avoir montré que je ne plaisantais pas et que ce que j’avais dans la main me maudissait assurément, et lui promettant que je partais avec dès que j’aurais mes jambons, il se hâta de me les procurer sans plus d’arnaque, davantage pour ne plus nous voir ni moi ni mon talisman de nécromancien, j’en ai l’impression.

De retour au navire, le crâne dans l’une des boîtes de confinement, je confirmai avec Gauthier que tout était revenu à la normale, soulagé de constater qu’il ne m’arrivât plus rien de fâcheux. Je fis cuire les jambons à la cuisine, nourris mes hommes et nous reprîmes route vers Gaaza, où je suis content de dire que j’ai acquis l’objet que j’étais venu chercher et que nous avons trouvé quelqu’un pour désactiver notre artefact de magie noire. Je le rapporte à la villa, davantage pour m’assurer que personne n’y mette la main qui saurait le réactiver que par appréciation pour son existence. Nous y passerons quelques jours en même temps pour nous reposer, pendant que je prépare la prochaine expédition.

2 réflexions au sujet de “Superstitions”

  1. Ce village va raconter cette histoire pour longtemps, “une fois ya ce débile qui est passé nous voir… je me souviens même plus du problème, je me souviens juste du mec, il était fou il arrêtait pas de se faire mal par exprès! Tout ça pour un jambon!!”

    Au moins il a laissé une impression, ça leur fera de quoi parler pour un bout de temps hehe

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